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La blocs-chaîne : un danger pour les huissiers de justice ?

Qui n'a pas entendu le nom, ne serait-ce qu'une seule fois, de cette technologie dont on nous dit qu'elle égalera demain le destin d'internet ? La blocs-chaine fascine, mais elle fait peur aussi. Chaque profession s'y prépare, à grand coups de colloques et de conférences. Les huissiers de justice ne sont (évidemment) pas épargnés. Focus.



La blocs-chaine est une technologie numérique qui permet à un réseau d’utilisateurs de bénéficier d’un registre d’informations dont le stockage est décentralisé (c’est-à-dire que tous les membres disposent d’une copie mise à jour régulièrement).


Ce système est sécurisé par un protocole cryptographique (l’accès aux informations est restreint par une clé) et par sa structure même (on peut prendre le contrôle d’un membre, pas de la chaîne).


Un exemple pour être clair : je ne peux pas falsifier le registre mondial des transactions en bitcoins mais je peux vous subtiliser votre mot de passe et dépenser les vôtres.


Le niveau de sécurité de cette technologie est élevé puisqu’on ne peut voir que ce que l’on est autorisé à voir et que l’information ne peut pas être corrompue (ou très difficilement). Cette sécurité est la garantie de la fiabilité du registre et, par conséquent, de la traçabilité des opérations qui y sont inscrites.


Oui, mais quel rapport avec la profession d’huissier de justice ?


Rien, si ce n’est que le mot « registre » ne tombe jamais dans l’oreille d’un sourd quand on est notaire ou huissier.


Les services de la publicité foncière pourraient bien être intéressés, eux-aussi, par cet aspect. Le Honduras a d’ailleurs déjà placé sa confiance dans une start-up texane pour régler des problèmes de cadastre (1).


En ce qui concerne les huissiers, on peut envisager l’angle classique du probatoire : les actes seraient mieux référencés et datés, les informations mieux rendues. Une offre de service améliorée mais rien de bien excitant en somme.


Pas de changement majeur ? Le sujet est pourtant de plus en plus régulièrement abordé dans la profession ?


Il y deux réponses puisqu’il y a deux questions.


Premièrement, non, l’arrivée de la blocs-chaîne dans l’environnement technologique des huissiers de justice ne devrait pas changer grand-chose. Cette entrée se fera très progressivement en fonction des moyens qu’ils seront prêts à y mettre et ces moyens seront majoritairement et naturellement dirigés vers la pertinence : la blocs-chaîne est un nouveau protocole de sécurité plus performant que le précédent, présente un horodatage plus précis et permet une traçabilité plus fiable. Ce n’est déjà pas si mal, mais il n’y a rien de révolutionnaire à vue d’œil (2).


Quand je vais à la banque retirer de l’argent, je demande des billets au guichet. Technologie archaïque, certes, mais qui présente un intérêt certain : me permettre de tenir un support palpable qui n’est pas l’argent mais qui le représente.


Cependant, pour être parfaitement franc, je n’en ai cure, moi, de cette technologie. Ce qui m’intéresse c’est d’avoir mon cash ! Peu importe le niveau de sécurité des éléments incorporés au papier certifié par les autorités. Je demande juste un instrument de paiement suffisamment fiable pour que le boulanger accepte de me transférer la propriété d’une baguette de pain en retour.


Lorsque l’on me donne une Carte Bleue à la place, je suis content de pouvoir faire la même chose un peu plus vite et un peu plus facilement mais, avec beaucoup d’ingratitude je le reconnais, je ne m’intéresse pas à la technologie qui a permis ce non-miracle : mon quotidien s’est juste perfectionné. Le seul enjeu se situe au niveau de la banque, laquelle ne souhaite pas être en retard sur ses concurrents.


Deuxièmement, oui, la technologie blocs-chaîne va pénétrer de nombreux pans de notre économie du numérique. Donc, même si la profession d’huissier n’en sera pas transfigurée elle-même, il y a fort à parier qu’elle sera touchée par l’usage qu’en feront leurs donneurs d’ordre ou les débiteurs.


Pour parler des débiteurs, récemment, la question s’est posée de savoir si l’on pouvait saisir de la crypto-monnaie (une monnaie généralement utilisée via une blocs-chaîne). Certains cabinets rappellent que le principe est clair : oui (3). Et ils n’ont pas tort : dans l’absolu, tout ce que le Droit détermine comme saisissable l’est. Reste le problème de l’exécution : le débiteur va-t-il « cracher » la clé privée ? Et, s’il ne le fait pas, on s’adresse à qui ? (4)


Passons maintenant aux donneurs d’ordre. Banques, assurances et autres organismes financiers surprennent par leur approche de la blocs-chaîne. On les disait menacés ? Grave erreur ! Retirer le tiers de confiance dans un réseau d’utilisateurs ne signifie pas pour autant que la blocs-chaîne n’a pas un producteur, un propriétaire, un administrateur, des conditions générales d’utilisation !


Et puis, le registre, c’est bien, mais les smart contracts, ces programmes qui exécutent des règles contractuelles automatiquement, permettent de faire mieux : ils animent toute cette data. En effet, un smart contract peut invalider des transactions en les inversant ou encore déclencher le prélèvement d’une pénalité à la seconde même où la date d’exigibilité intervient. Vous vous croyiez naïvement libéré de la banque à papa ? Bienvenue dans le marché 3.0 où SEPA, VISA et votre banque ne feraient plus qu’un ! Merci la décentralisation !


Quel recouvrement nous promet un monde ou le créancier pourra désactiver la monnaie directement entre les mains de son débiteur impécunieux ? Où les voitures objets de crédits en défaut ne pourront plus démarrer ? se géolocaliseront directement sur l’écran du chargé de contentieux ? rentreront seules au parc de stationnement du concessionnaire ? (où son nouvel acquéreur l’attendra peut-être !).


Certaines études d’huissiers, très bien inspirées, proposent déjà à leurs mandants de profiter d’une prestation assistée par cette technologie. Une telle attitude illustre une capacité d’adaptation et une agilité d’esprit qu’il faut saluer : la profession va dans le bon sens. Cependant, il vaut mieux en rester à ce que nous avons évoqué plus haut car, si révolution il doit y avoir dans la signification numérique des actes, elle ne pourra être envisageable qu’au niveau de l’État, lequel en équipera directement la justice qui, d’elle-même, pourra alors venir frapper à la boîte mail de ceux qu’elle juge.


Avouons-le franchement, cette perspective peut laisser dubitatif en ce qui concerne le concours humain à la justice mais présente de redoutables avantages dans une économie-monde ou des acteurs étrangers peuvent avoir à signifier en France. Il faut imaginer le financier de Wall Street se cherchant un huissier dans la Nièvre pour signifier une injonction de payer… (5)


L’avenir est-il sombre, pour les huissiers, avec la blocs-chaîne ?


Ce sera peut-être l’heure de la vengeance pour les huissiers puristes qui regardent déjà parfois avec dédain leur confrères lancés fiévreusement dans la course au recouvrement amiable de masse post-réforme. Le métier pourrait finir par se recentrer sur ses fondamentaux, autant philosophiquement que pratiquement.


Comme pour les notaires, la question est posée de la certification que les opérations non-numériques se sont bien déroulées dans le monde réel (oui, on en est là). Le concept de la blocs-chaîne y répond déjà en prévoyant que certains membres ont la capacité de dire si oui ou non la réalité est bien apparue à leurs yeux qualifiés : les oracles.


Pourquoi nos notaires et nos huissiers ne deviendraient-ils pas ces oracles ? « Oui, Monsieur Bidume a bien rendu les clés à Madame Michut. Oui, l’appartement était propre. » L’auxiliaire de demain œuvrera peut-être en SS2ID (société de services interprofessionnelle de l’informatique et du Droit) : l’oracle dictant la réalité des choses à son scribe encodeur qui l’encapsulera à jamais dans l’historique juridique national.


Et puis, il reste le constat. Rien ne peut remplacer le discernement et l’expérience du professionnel assermenté en la matière. On voit mal comment une technologie, aussi poussée soit-elle, pourrait rendre compte dans le détail le plus fin de l’ampleur d’un trouble du voisinage ou de la réalité d’une relation extra-conjugale. Ou, alors, c’est que nous vivrons dans un monde fort inquiétant ! (6)


- Matthieu Perruchon




Notes de l’auteur :


1 – Pour aller plus loin, l’entreprise en question, Fatcom, a été appelée pour résoudre un grave problème de fraude en permettant un suivi plus sécurisé des titres fonciers. (plus d’informations ici : https://blockchainfrance.net/2015/09/16/le-honduras-adopte-la-blockchain/)


2 – Il faut quand même reconnaître que l’amélioration de l’horodatage aura un impact non négligeable sur les significations et transmissions « border » en matière de prescription ou de forclusion. Il serait aussi intéressant d‘évaluer l’impact sur certaines pratiques peu scrupuleuses d’antidatage…


3 – Le site du cabinet Carrier est clair et accessible : https://marina-carrier-avocat.fr/saisie-bitcoins/


4 – Je reconnais être un peu malhonnête avec vous : la cryptomonnaie se démocratise lentement et les consommateurs présentent un profil moins spécialiste qu’autrefois. Ils laissent leur clé privée dans la base de données du prestataire qui leur met à disposition la plateforme de transactions. L’huissier de justice devrait s’en trouver soulagé mais je ne me dédis pas pour autant : encore faut-il que ce tiers soit sur le territoire national et que les systèmes de hachages modernes (qui ne peuvent être désencodé) n’empêchent pas la justice de devoir revenir au débiteur pour avancer. Un débat qui va au-delà du sujet du jour d’ailleurs.


5 – Encore un propos à nuancer : j’ignore si cette situation s’est déjà produite réellement (la chaîne des interlocuteurs, si elle est bien huilée, doit permettre de gérer cette situation sans problème). Mais la perspective de voir l’acte signifié dès lors que la décision a été validée par le juge présente un avantage indéniable en termes de coût pour un poursuivant étranger.


6 – Un monde pas si éloigné que cela si on pense à la lecture des messages-texte et les écoutes des smartphones / assistants personnels par des robots pour déterminer nos besoins…

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